Intention, violence, conflit à l’ère post-médiatique

Nous sommes entrés dans l’ère post-médiatique depuis quelques années, sous l’influence du développement de technologies qui ont amené les médias à évoluer, à se transformer. Dans le même temps, les pratiques humaines d’information et de communication se sont aussi transformées. Si l’humain reste humain, c’est justement parce qu’il a cette souplesse, cette adaptabilité, cette plasticité qui fait de lui autre chose qu’une machine mais aussi qu’un animal. Pour le dire autrement, le patrimoine génétique de l’humain n’est pas totalement déterministe et la rationalité des études développementales est vite mise à mal par les transformations humaines au fil du temps.

Hasard et Nécessité, quelle liberté ?

Dans un débat ancien entre J.Monod, F. Jacob et M.Barthélémy-Madaule, sur « le hasard et la nécessité » (https://www.lemonde.fr/archives/article/1972/08/07/l-ideologie-du-hasard-et-de-la-necessite_2399618_1819218.html ) on trouve les bases (ou la continuation) d’un questionnement humain récurrent et porté par J.P. Sartre dès 1942 (les jeux sont faits), celui de la liberté ou du déterminisme. Les fondements de la liberté sont liés à ce questionnement que la science qui se veut « objective » tend à limiter de plus en plus en tentant de « connaître » le fonctionnement humain et en particulier celui de notre cerveau. Les sciences cognitives (avec toutes leurs composantes) et l’informatique (idem, dont les plus récentes comme l’IA) sont au centre de ce débat actuellement, accompagnant, parfois, l’idéologie de la singularité (portée entre autres par Ray Kurtzweil). Serions-nous libres dans ce monde numérisé qui, s’appuyant sur des techniques très individualisées, peut sembler nous contraindre et nous diriger ? Pour le dire autrement, sommes-nous encore libres dans cette ère post-médiatique.

Le sacrifice à l’ère post-médiatique

Revenons ici à l’idée de post-médiatique. Pour nous l’individualisation permise par les moyens numériques entraîne une dérégulation de la circulation des informations, telle que nous l’avons connue jusqu’à la fin du XXe siècle. En analysant les propos actuels des « anciens » médias, dits de flux, on peut noter l’importance qu’ils accordent aux flux communicationnels (médias dits interactifs) générés par ces moyens techniques (popularité sur les réseaux dits sociaux et numériques). Ils en empruntent d’ailleurs aussi les moyens et les méthodes, semblant parfois s’y fondre. De récentes affaires de conflit à propos des « influenceurs » ou encore de violences de toutes sortes semblent donner raison à René Girard dans son travail sur le « mécanisme sacrificiel ». En se demandant si nos sociétés humaines sont vouées à la violence, son travail nous touche directement en ce moment ou la « violence ordinaire » semble devenir la norme. Être violent serait-il devenu le seul moyen d’être ? Ou à défaut d’exister ? Car ce qui accompagne cette transformation individualiste, c’est l’expression du conflit et de la violence qui en serait devenu le passage obligé du fait même de cet environnement communicationnel. Or certaines violences qui ont trop longtemps été cachées sont désormais mises au grand jour (intra-familiales, harcèlement sexuel ou moral, etc…). Paradoxe d’une violence dont la révélation est essentielle à sa prise en compte et qui, dans le même mouvement, devient une norme d’expression publique et souvent individuelle ou exercée par de petits groupes humains. On peut trouver une expression de cette évolution dans cette affaire qui touche le monde cinématographique : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/04/24/la-polemique-autour-de-catherine-corsini-bouscule-le-cinema-francais_6170836_3246.html .

Vers la notion d’intention

L’émergence de nouveaux moyens d’expression mais aussi de traitement de l’expression doit nous interroger sur la notion « d’intention ». Qu’elle soit explicite ou implicite, l’intention pilote l’action, dans la plupart des situations que nous vivons. Qu’elle soit préalable à la situation ou qu’elle émerge au cours ou en réaction à la situation, il y a toujours intention. C’est la dimension implicite de l’intention qui est souvent niée (déni ?) et qui est très difficile à expliciter. L’action en situation repose sur une dimension profonde de chaque humain : l’intériorisation culturelle de notre histoire individuelle et relationnelle, considérée comme une dynamique de développement. La psychanalyse, aussi contestée soit-elle, a mis au jour l’existence de cet implicite qui est au cœur du fonctionnement psychique. L’activité cérébrale, enregistrée en continu par électro-encéphalogramme, montre bien l’existence de ce travail non contrôlé (autonome) par la conscience qui pourtant peut surgir sous diverses formes dans l’activité consciente et trahir ou traduire une intention.

Émettre, transmettre, recevoir

Lorsqu’un individu s’exprime dans un espace « partagé », voire « public », il le fait essentiellement pour « transmettre », « faire passer » en direction de… Que ce soit physiquement ou numériquement, l’expression publique ou partiellement publique est la traduction factuelle d’une intention individuelle. On ne présume pas de la qualité de l’intention, mais de l’idée même qu’il y a intention, plus ou moins consciente. Celui ou celle qui reçoit une telle expression fait œuvre double : il reçoit l’intention, il traduit l’intention. C’est ce deuxième volet de l’activité en réception qui est le croisement de l’intention de l’émetteur et de celle du récepteur, dès lors qu’il est situé ou qu’il se situe comme tel. Si je vais sur un réseau qui diffuse des vidéos en continu, j’ai l’intention de, dès lors que je vais consulter les vidéos, je vais accéder à l’intention des auteurs qui s’ajoute à celle de la plateforme elle-même qui a aussi ses propres intentions (cf. les publicités insérées dans les fils de vidéo ou encore les censures éventuelles exercées par elles-mêmes. L’intention est bien omniprésente.

Intelligence, intention, artifice

Alors que l’intelligence dite artificielle fait son grand spectacle en particulier dans les vieux médias de flux, on peut facilement y observer la lutte d’influence et donc d’intentions autour de ces nouvelles formes de production et d’utilisation des expressions. L’ampleur prise par l’utilisation de ces algorithmes sans finalité a priori autre que théorique, s’insère dans des politiques d’entreprises, d’États, d’associations et d’usagers. Il suffit d’observer comment le monde de l’enseignement supérieur et secondaire s’est emparé du problème posé par les applications génératives de textes ou d’images pour identifier ce « conflit d’intention ». Il suffit d’envisager ce que chacun peut vouloir faire de ce genre d’algorithmes, États, comme particulier, pour comprendre que l’avenir de ces moyens techniques va dépendre des intentions de ses utilisateurs. L’intelligence dite artificielle n’échappe pas à la question du rapport bénéfice/maléfice propre à tout développement technique nouveau.

Quand la violence s’impose

Reste enfin la question de la violence qui surgit désormais à chaque situation considérée comme problématique. La violence verbale, et aussi physique (sont-elles séparables ?), semble être une marque de l’ère post-médiatique. Pourquoi ? Parce que chaque individu se sent désormais fondé à exercer cette violence en lien avec l’évolution des communications interhumaines médiées et médiatisées. On assiste en ce moment à la construction progressive d’un encadrement législatif de ces pratiques, prolongeant celles existantes. L’exemple du harcèlement en ligne n’est que le révélateur de ces pratiques humaines très anciennes (rappelons la période trouble des années 1930 en France). À l’école, il en est de même. L’amplification permise par les moyens techniques accessibles à toutes et tous semble avoir accompagné un phénomène qui serait nouveau, alors qu’il n’en est rien. Ce qui est nouveau, d’où l’appellation d’ère post-médiatique, c’est justement le fait que ces pratiques soient désormais le fait de personnes qui n’auraient pu ou voulu le faire antérieurement. La libération de l’expression individuelle accompagne la lente déchéance de la communication et l’information médiatique et/ou officielle. La mise en doute des propos d’un « Autre », en dehors de tout débat construit, est à la base de ce déploiement de violence verbale (ou physique). Cela d’autant plus que cet « Autre » représente, outre une autorité ou une légitimité, une impression de refus d’entendre : ce qui porte ces discours dits complotistes, c’est le sentiment de ne « jamais » être entendu et donc qu’ils entrent dans une dynamique d’auto-renforcement et d’entre soi.

Éduquer, et pas seulement la jeunesse

Éduquer aujourd’hui devient de plus en plus difficile du fait de cette fluidité voire labilité des faits et des savoirs. Or la jeunesse, et l’ensemble de la population même adulte, doivent ouvrir les yeux sur leurs propres intentions. Ce besoin d’être et d’exister est le révélateur d’une double crise : celle du faire société et celle de l’ère post-médiatique et ses codes nouveaux. Soulever la question des intentions à chaque occasion où cela peut s’avérer pertinent devrait être au cœur de tout processus éducatif et de formation à l’ère post-médiatique.

 

A suivre et à débattre

BD

 

P.S. L’intention cachée est souvent tue et pourtant, trop souvent, l’intention tue réellement ou virtuellement.

Pourra-t-on faire société demain ? Des livres qu’on pourrait lire !

Dans le domaine des sciences de l’éducation, l’ouvrage d’entretien avec Harmut Rosa récemment traduit en français (en 2022 pour un écrit en allemand de 2016) « Pédagogie de la résonance » (Le Pommier 2022) devrait intéresser les éducateurs, les enseignants, mais aussi tous ceux et celles que le débat public ou privé intéresse. Car la résonance est au coeur des relations humaines et de la capacité à passer de la confrontation à la compréhension (au sens propre du terme : prendre avec). L’auteur de plusieurs ouvrages, dont en particulier un sur le thème de l’accélération, donne ici des clés pour aider le enseignants à comprendre pourquoi la résonance est un mécanisme essentiel de l’accès aux savoirs, aux apprentissages.

 

Dans le domaine de la sociologie des médias, le livre dense de Dominique Boullier « Propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales » (Armand Colin 2023) nous permet de comprendre comment, ce qui « circule » entre les humains est au coeur de la vie sociale. L’auteur nous propose une « théorie sociale de la propagation » qu’il étaye de nombreux exemples et illustrations. Il s’appuie aussi sur ce qui a fondé en partie son parcours intellectuel : Callon, Latour, Akrich et leur théorie de l’acteur-réseau d’une part et Gabriel Tarde d’autre part. Ce qui est particulièrement intéressant, mais qu’il faudra approfondir dans une lecture attentive de ce texte difficile, c’est l’actualisation de la question de la « propagation » par le fait du numérique et des réseaux sociaux numériques. On peut commencer, justement, par des vidéos à propos de ce livre : https://youtu.be/6aIpDqFpsN4?list=RDCMUCjaCN9r_oyIgyUwY7wgACkA

 

Au-delà de l’informatique, c’est le pouvoir des algorithmes qu’interroge Arthur Grimonpont dans « Algocratie, Vivre libre à l’heure des algorithmes » (Editions domaines du possible 2022). Rejoignant indirectement le travail de Dominique Boullier, l’auteur interroge, lui aussi la place prise par les réseaux sociaux numériques dans la structuration de nos sociétés. L’auteur appelle à la construction d’une démocratie de l’information, projet qui suppose que l’on se défasse des dominations externes (vidéos courtes et autres) pour contrôler notre « attention » c’est à dire notre capacité à ne pas céder à la facilitation, à la facilité.

 

Dans un tout autre registre, Édouard Gentaz propose de questionner la place des émotions dans l’éducation. « Comment les émotions viennent aux enfants, Et pourquoi les compétences émotionnelles sont la clé de leur épanouissement et de leur réussite scolaire » (Nathan 2023). Dans cet ouvrage, chacun pourra identifier les situations vécues au cours desquelles se manifestent, s’expriment les émotions pour parvenir à les mettre au service du développement de l’enfant. Dans un monde largement numérisé, aborder la question de la gestion des émotions, c’est aussi envisager la personne dans es interactions avec le milieu, indépendamment des médiations instrumentales fournies principalement au travers des écrans.

 

Ces ouvrages s’inscrivent dans la même logique de responsabilisation. En effet, la question qui se trouve au coeur, en filigrane, est celle de la « possibilité de faire société ». Les évolutions actuelles, en particulier techniques (informatiques et mathématiques entre autres), mettent en place de nouvelles manières de « vivre ensemble » qui vont de plus en plus à l’encontre, en opposition à ce qui fait le ciment humain : la relation. Est-elle encore pilotable par la personne ou est-elle désormais externalisée ?

Naïveté numérique, apprentissage et institution scolaire

Aux premières heures de l’informatique scolaire, j’ai fait partie des « naïfs de l’informatique » scolaire et éducative. En effet, j’ai longtemps cru que l’on pourrait rapidement transformer l’enseignement, l’école et les apprentissages par le simple fait de cette technologie émergente dans le monde scolaire au début 1980. Cela a d’abord été la programmation (6502 pour les initiés, Basic pour les autres) de ces machines énigmatiques et fascinantes. Puis cela a été l’Enseignement Assisté par Ordinateur (EAO) et ses logiciels d’aide à l’apprentissage (ELMO pour la lecture rapide ou encore les exerciseurs). Quelques années plus tard vers 1985, l’intelligence artificielle, déjà bien médiatisée à l’époque, m’a enthousiasmé. J’ai appris le langage Prolog (Colmerauer) et j’ai conçu des petits modules pédagogiques de grammaire formelle dans ce langage et les ai testés auprès de mes élèves de lycée professionnel. Travaillant auprès d’enseignants de lycée professionnel, formant des enseignants d’école primaire et secondaire, travaillant en formation continue pour développer les compétences bureautiques des demandeurs d’emplois de l’époque (1990), j’ai ensuite envisagé la puissance de développement et de progrès que permettrait cette informatique, ces TIC pour les apprentissages.

 

Retour en arrière, dynamique ou tourbillon

Au gré des politiques publiques et des propositions des structures auprès desquelles je travaillais, j’ai pu aussi mesurer le potentiel de l’enseignement hybride (à partir de 1989) comme nouvelle forme de la formation et de l’enseignement. Devenant formateur de personnels d’éducation et ne côtoyant les élèves que par moments, j’ai mis l’accent sur des analyses plus approfondies du potentiel éducatif de l’informatique et sur les questions qui traversent le monde enseignant ainsi que celui de ses responsables (Multimédiatiser l’école ?, Hachette, 1998). L’arrivée d’Internet et du web a ouvert des portes complémentaires : partage, échanges, publication, ressources etc…. Bien sûr, l’attirance a été d’autant plus forte qu’une demande importante venait des acteurs du quotidien de l’éducation. Ces demandes, principalement venues des enseignants, étaient principalement « instrumentales » plutôt que philosophiques ou anthropologiques. Cette acceptation de l’informatique et du numérique passait d’abord par l’envie, le souhait de « dominer la machine » dans l’action plutôt que dans l’analyse critique. Pris dans ce tourbillon, il est difficile de prendre du recul et de tenter d’y voir clair, de déceler les lignes de force et d’éviter les modes à court terme dans lesquels les promoteurs de ces technologies veulent nous entraîner.

 

Le piège se referme et devient invisible

Depuis le début des années 1980, on peut lire dans de nombreux documents, colloques et autres récits que l’engouement pour l’informatique, et désormais le numérique, repose sur une naïveté renforcée par une fascination. Du colloque de 1983 sur l’informatique éducative au discours du Premier ministre de 1997 à la suite de cinq rapports sur cette question, on ne peut que constater cela. À partir de 2000, le contexte a changé et l’accélération s’est poursuivie en passant définitivement du monde professionnel au grand public, c’est-à-dire en liant le personnel et le professionnel. L’adoption extrêmement rapide du téléphone portable puis du smartphone s’appuie sur cette adoption sous la forme d’une nouvelle naïveté basée en partie sur l’ignorance. En devenant « facile », le numérique (sa nouvelle appellation adoptée depuis le début 2000 en remplacement de l’informatique et des TIC) a su séduire l’ensemble de la population et devenir presque indispensable voire nécessaire pour certains. Cette nouvelle forme de naïveté favorise l’adoption rapide de toute évolution technique et celle liée à la mal nommée « intelligence artificielle » en est l’exemple le plus récent. La question centrale étant celle du regard critique possible face à ces évolutions.

 

De la séduction à l’éducation …

La naïveté numérique est aussi du côté de nombre d’utilisateurs/spectateurs du monde numérique : influenceurs et influencés semblent former un couple du type naïf/profiteur. Certains ont adopté des codes de séduction, d’autres se laissent séduire voire s’abandonnent à ces « musiques » ronronnantes, appuyées par des technologies qui en facilitent l’utilisation. Les médias s’empressent de nous signaler les millions d’abonnés ou de vues ou de relais sur les réseaux sociaux, attisant ainsi le feu de la naïveté, voir en étant complices. Car le spectre de la popularité est alimenté par la logique économique libérale et individualiste. La dénomination « influenceur » en dit déjà long sur la manière dont s’est construite la représentation de ces pratiques et des personnes. Plusieurs articles publiés (https://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/02/09/les-influenceurs-sont-evocateurs-de-success-stories-accessibles_6161138_4408996.html#xtor=AL-32280270) sur ces personnes permet de relativiser le phénomène et ses origines (https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/11/les-influenceurs-leaders-d-opinion-de-l-ere-numerique_6022429_3232.html). Ce qui peut sembler inquiétant, c’est la crédulité des « suiveurs » décomptés : sont-ils réellement aussi nombreux ? Quelle type de suite donnent-ils à ce qu’ils semblent avoir consulté ? Les retours dont on dispose sont peu documentés. On pourra avoir un éclairage scientifique en lisant le livre de Dominique Boullier, intitulé « Propagations » (Armand Colin 2023) ou au moins, en écoutant (suivre) les vidéos de présentation qu’il propose sur Youtube (https://youtu.be/6aIpDqFpsN4?list=RDCMUCjaCN9r_oyIgyUwY7wgACkA). Avec l’auteur on peut s’interroger sur notre  manière (individuelle et collective) de vivre avec ces « propagations ».

 

Quand la naïveté numérique concerne aussi les pouvoirs

Il arrive que la naïveté numérique s’associe à la volonté de plaire. Ainsi en est-il de ces personnes très impliquées dans le numérique éducatif et qui sont intégrées dans la hiérarchie. De la circonscription aux services académiques voire aux instances nationales (DNE, DGESCO, la centrale – sic), on les rencontre souvent, en particulier dans les manifestations publiques organisées localement ou nationalement. Aussi soucieuses de leur position institutionnelle que de leur attachement au numérique, ces personnes vont développer au quotidien leur biais d’enthousiasme avec celui de carrière. C’est pourquoi, voulant plaire à leur hiérarchie (elle-même mal renseignée voire aussi naïve), elles ne font remonter que les dimensions positives auprès de leur hiérarchie. Les responsables sont souvent victimes de ce syndrome de l’obéissance stratégique et ne perçoivent alors de la réalité que ce que ces collaborateurs leur donnent à voir. Autrement dit elles font écran à la réalité, surtout quand, en plus, les responsables en question souhaitent que celle-ci soit conforme à leurs voeux ou leurs attentes ou celles de leurs propres hiérarchies. C’est ainsi qu’on peut lire nombre de rapports, enquêtes, sondages et autres tentatives d’éclairer les décideurs mais aussi l’ensemble de la population. Dans le domaine du numérique éducatif, comme dans d’autres, le lobbying de certains appuyés sur des argumentaires marchands porteurs (rappelons nous l’interactivité des vidéoprojecteurs et autres écrans tactiles), parviennent à convaincre au-delà de ce qui serait raisonnable de voir (cf. la tentative de généralisation des TBI au Québec). Car nombre de décideurs sont aussi d’une autre naïveté, celle de l’ignorance partielle associée à la séduction face à certains discours commerciaux en particulier.

 

L’institution scolaire est très marquée par des courants très contrastés autour du numérique. Il y a un sentiment d’inéluctabilité quasi généralisé qui fait face à une hostilité parfois violente. Les arguments sont faciles à comprendre : il y aurait une « vulgate » autour du numérique éducatif qui serait alimentée par la naïveté et qu’il faudrait combattre. De la santé à l’environnement, de l’économie à l’attention, ces propos tendent à s’opposer, mais n’apportent pas de réponse globale et constructive. Car le problème est beaucoup plus profond qui s’alimente dans la vision que chacun de nous a de la société humaine et de ce que l’on veut la voir devenir. Le numérique éducatif n’est qu’un épisode d’un monde beaucoup plus global dans lequel la mission de l’éducateur est bien de « conduire le jeune au-dessus » de « l’élever dans la compréhension ». Le numérique fait partie du monde, qu’on le veuille ou non. À partir de là c’est la recherche d’équilibres raisonnés qu’il faut parvenir à mettre en place, tout en préservant la complexité de la planète durablement.

De bonnes et moins bonnes raisons pour préciser la place du numérique en éducation (et pas uniquement dans l’enseignement)

Les éducateurs sont confrontés à des dilemmes nombreux au coeur de leurs situations, de leurs métiers, de leurs fonctions. Parents, enseignants, éducateurs spécialisés et bien d’autres personnels d’éducation sont face à un phénomène qui s’est imposé mais en passant en dehors des mailles du filet des craintes, des peurs, des méfiances et autres croyances ou conviction, voire même de travaux scientifiques plus ou moins solides. Car, qu’on soit d’accord ou non, les moyens numériques se sont imposés en environ soixante années dans tous les aspects de la vie.

Nous avons comparé cela à un « perturbateur endocrinien » qui se serait infiltré et qui en modifie de nombreux aspects. Il faut situer ces moyens dans un cadre plus large et parfois bousculé, celui d’une culture mondialisée qui associe technique, économie et humain. Malgré certaines réticences voir oppositions parfois radicale, l’ampleur de ce développement numérique est tel qu’il faut aussi s’interroger aussi bien sur les actions concrètes à mener pour que chacun puisse se situer, comprendre, prendre part, orienter, faire évoluer que d’en comprendre les effets sur nos sociétés et la planète. Pour ce faire, la fonction éducative et pédagogique est essentielle et doit permettre d’ouvrir des voies pour que le numérique ne soit pas pilotée uniquement par des « intérêts » et des « intentions » que nous ne serions pas en mesure d’identifier et de modifier. Car éduquer c’est permettre à chacun de « s’affranchir » du risque d’esclavage, d’asservissement, de soumission, de dépendance. C’est la responsabilité que, malheureusement, les politiques ne veulent pas énoncer, au nom des fondamentaux de l’éducation d’avant qu’il faudrait uniquement privilégier, au risque de passer à côté d’un phénomène social total qui désormais touche aussi au fondamentaux.

Nous proposons d’explorer ce qui peut encourager ou freiner une éducation au numérique à partir d’une série d’assertions commentées :

 

Ce qui incite à éduquer au numérique : pourquoi cela peut-il être déterminant !

 

1 – Rechercher et trouver et évaluer une information

Si poser une question par un moteur de recherche peut sembler suffisant pour trouver une information, un usage régulier et une analyse des algorithmes ainsi que des capacités de ces logiciels révèle rapidement leurs limites à répondre correctement et à ouvrir l’utilisateur sur une démarche d’évaluation des réponses proposées. La naïveté et la facilité sont deux éléments clés qui augmentent l’acceptation des réponses fournies et l’envie de ne pas aller voir plus loin. Éduquer la recherche d’information est donc essentiel

2 – Évaluer les informations recueillies dans les espaces de partage de toute nature

L’utilisation de plus en plus courante des espaces de partage en ligne (réseaux sociaux numériques et autres serveurs de documents vidéos, audios, etc…) interroge sur la nature et la qualité des informations accessibles. Les communications courtes sont devenues premières par rapport aux documents approfondis et longs. Ce sont les « titres » qui attirent l’attention de l’usager ne l’incitant pas à approfondir.

3 – Connaître les éléments techniques sous-jacents aux pratiques numériques ordinaires

Développer la compréhension minimale des environnements informationnels et communicationnels peut sembler difficile pour la plupart des utilisateurs. Cela est accentué par le milieu professionnel qui dispose de son langage et de ses habitudes peu accessibles au grand public. Les exemples de fragilités numériques observés sont révélateurs pourtant de la nécessité d’une compréhension minimale permettant une certaine autonomie dans les usages et pour faire face aux dysfonctionnements qui peuvent survenir. Ne pas être bloqué par des situations inattendues peut s’avérer important dans de nombreuses situations de la vie quotidienne, personnelle et professionnelle

 

4 – Participer à l’espace social enrichi et élargi par les moyens numériques

L’espace de socialisation s’est rapidement et soudainement ouvert à l’ensemble de la population à cause de la généralisation des moyens numériques. Dès lors, concevoir et diffuser des informations, échanger au sein d’un groupe de relation et au-delà est une ouverture possible. Les faits montrent une large adhésion à ces nouveaux moyens, dérives de toutes sortes comprises. C’est pourquoi il est nécessaire de développer la capacité à participer à de tels échanges en prenant en compte les moyens techniques et en respectant, outre la loi, une éthique de la vie sociale.

 

5 – S’exprimer et élaborer des contenus pour les partager

Être « auteur » est à la portée de chaque humain. Mais la diffusion et le partage des productions sont aussi devenus accessibles sous des formes multimodales. Outre la maîtrise technique de ces formes, il y a aussi la capacité à organiser un contenu pour le rendre « lisible ». Le monde scolaire limite souvent les productions des élèves à des formes simples. S’il veut accomplir ses missions, il ne peut que s’emparer de ces nouvelles possibilités pour permettre aux jeunes de participer de manière constructive à ce monde

 

6 – Développer son potentiel d’autoformation en utilisant les ressources accessibles

L’autoformation, rêvée par certains avec l’avènement d’Internet après avoir fait rêvé d’autres avec le livre et l’imprimerie, n’a jamais été première dans les sociétés structurées. Celles-ci on surtout construit un encadrement (la forme scolaire) au sein de laquelle l’autoformation a très peu de place. Éduquer, c’est donner aussi une place à la capacité d’autoformation du jeune en lui donnant accès aux ressources et en construisant des dispositifs autonomisants.

 

7 – Participer à des débats, des controverses, et construire des argumentations

L’inquiétude est grande, lorsque l’on parcourt en ligne des débats, des commentaires… Au fil du temps on s’aperçoit qu’il semble de plus en plus difficile de débattre et d’aborder les controverses. D’une part chacun peut avoir des certitudes, d’autre part chacun cherche plutôt à aller vers ce qui conforte ses opinions, ses connaissances, ses croyances. Apprendre à être acteur de débats et de controverses est essentiel dans une société qui se veut démocratique. Encore faut-il que les espaces de débats permettent cela et que l’on apprenne à entendre les arguments et les analyser.

 

8 – (Se) définir un cadre éthique, déontologique, dans les usages personnels et professionnels du numérique

Chacun de nous est souvent tenté au quotidien de « fronder », d’explorer les bordures de ce qui est reconnu comme acceptable dans la société. C’est à ces frontières que se situe la nécessité d’une attitude déontologique et éthique. Il est nécessaire de repérer les limites des usages pour pouvoir les mettre à bonne distance. Les comportements éthiques ne sont pas moralisateurs, ils sont à l’articulation entre les dangers du numérique, l’omniprésence de ces nouveaux moyens, et la façon dont ils peuvent servir le développement humain.

 

9 – Reconnaitre la variété des écrans qui nous sont imposés ou que nous utilisons et leurs attractivité

Se passer des écrans, ne fût-ce qu’une semaine ne suffit pas à comprendre et limiter leur impact. Même si cela peut ouvrir les yeux, force est de reconnaître que la variété des écrans qui peuplent notre quotidien sont influents et nous attirent. Imposés aux enfants dès leur plus jeune âge, il est indispensable de mieux connaître leurs différentes formes et de comprendre comment ils se rendent aussi attractif. La possibilité de les choisir ou pas et d’en maîtriser les usages est désormais indispensable

 

10 – Comprendre la notion de progrès et de développement au travers de l’évolution de l’informatique et du numérique

L’histoire récente de l’informatique désormais devenue numérique est aussi celle d’un développement continu de techniques. Cette dynamique semble être acceptée par tous comme allant de soi, étant bonne pour les humains presque incontestable. Or les logiques sous-jacentes, et en particulier la notion de progrès, ne sont pas sans conséquences sur nos milieux de vie. Une idéologie d’un « bon progrès » doit être déconstruite afin d’être en mesure d’en identifier les intérêts mais aussi les dangers.

 

11 – Comprendre les enjeux économiques et industriels qui sont sous-jacents au développement technique du numérique

Suivre l’évolution du numérique c’est aussi soulever les questions sous-jacentes, industrielles, économiques. L’évidence du numérique, rappelée par les pouvoirs politiques de toutes origines, ne doit pas cacher les intérêts non seulement économiques, mais aussi politiques. De la transformation du quotidien personnel à l’activité professionnelle, ces dimensions sont toujours présentes et il est nécessaire de les percevoir et de les comprendre pour agir avec discernement

 

12 – Connaître et maîtriser l’impact environnemental des pratiques personnelles du numérique

Il semble nécessaire d’avoir une compréhension systémique des effets du développement des moyens numériques sur l’environnement (au sens large) dans lequel nous vivons. Si le plus souvent on parle de protection de la planète, il ne faut pas négliger la nécessité de penser aussi l’humain, composante de la planète. Si le numérique nécessite des ressources issues de la terre, il transforme aussi notre relation avec elle et aussi entre nous. Cette dimension doit être systémique et multifactorielle.

 

13 – Ne pas abandonner la jeunesse au monde informationnel sans les outiller

Refuser d’aborder le numérique dans le monde scolaire est une sorte d’abandon qui amène à livrer les jeunes au monde sans qu’ils aient les moyens de le transformer. Condorcet écrit en 1791 : « L’inégalité d’instruction est une des principales sources de tyrannie ». On ne peut que s’interroger sur l’instruction nécessaire à donner aux jeunes à propos du numérique.

 

 

Les craintes exprimées face au numérique, à l’école et ailleurs.

 

1 – Trop d’écrans ? Que penser de 3 – 6 – 9 – 12 ? Limiter la consommation d’écrans en faisant référence au cadre de « 3 – 6 – 9 – 12 » (Académie des Sciences 2013)

Lorsque l’Académie des sciences a permis en 2013 la publication d’un document sur la consommation d’écrans, elle a été rapidement relayée suite aux propos de Serge Tisseron transformés en association. Ces propos tentent de cadrer les usages des écrans selon l’âge et donc la supposée capacité des humains jeunes à faire face. On comprend aisément que cette proposition vise à faire face à une problématique plus large qui concerne l’évolution de la parentalité et donc des actions éducatives intra-familiales

 

2 – Quels écrans ? Vidéos, Réseaux Sociaux, etc… Eviter la domination de certains écrans susceptibles d’être addictifs : Vidéos, Réseaux Sociaux, etc…

La plupart des études et enquêtes abordent les « z’écrans » de manière très partielle et avec des méthodologies critiquables. Ce qui est le moins étudié, parce que le plus difficile à faire, c’est le contenu des écrans et leur usage. Parfois fait de manière un peu superficielle, cette question des utilisations réelles mérite d’être approfondie. Il y a de grandes différences entre lire un article de presse, regarder des vidéos à la chaîne, échanger des messages avec des proches etc… Pour parvenir à y voir clair, il faut pouvoir utiliser des données de traçage précises, et encore parfois faut-il y ajouter une observation directe. Fustiger les écrans sans préciser ce qui en est fait est un problème de fond qui interroge sur les intentions de ceux qui mènent ces enquêtes (comme celle récente qui mettait de côté les smartphones…). D’autant plus que tous les écrans et leur utilisation ne relèvent pas des mêmes implications cognitives.

 

3 – L’expression de soi et des autres en ligne : extimité ? Limiter l’expression de soi et des autres en ligne : éviter l’extimité ?

On est impressionné de voir à quel point les humains ont besoin d’interagir et aussi souvent de se montrer pour exister. Entre la mégalomanie et l’exhibition, il y a de la place pour des comportements acceptables socialement. Toutefois, on peut s’interroger sur ce que nous mettons en ligne et sur l’intention que nous avons en le faisant. S’il faut aussi prendre en compte les cercles de diffusion de ces messages en lien avec les algorithmes des services en ligne, il est toujours étonnant de voir des personnes mettre en ligne des contenus plus ou moins personnels. Le terme extimité (issu priincipalement de la psychanalyse) est celui qui représente le mieux cette attitude. Souvent reprochée aux jeunes par les adultes, l’expression de sa vie privée n’est pas qu’une affaire de jeunes mais plus largement celle d’une population. Quelles sont les conséquences de cette extimité pour soi et pour les autres ? L’inquiétude concernant ces comportements a été vive à certaines époques, mais sa généralisation est le signe d’une banalisation qui doit être interrogée.

 

4 – La parole en ligne : quelle valeur, quelle force ? La parole en ligne est-elle contrôlable : quelle valeur, quelle force a un propos ?

Le web permet à chacun de s’exprimer. Cette possibilité est très récente, car le contrôle de la parole publique a été très largement limité avant l’avènement d’Internet. Le droit à la parole est encadré par des lois qui en définissent les limites. L’avènement du web et le relatif anonymat qu’il semble permettre a amené certaines personnes à s’autoriser toutes sortes de propos. Tous les propos sont « à égalité » sur le web. Cependant, certains pays ont choisi de limiter et d’encadrer les prises de parole. C’est ce comportement de certaines autorités qui renvoie au fait que de nombreux dérapages ont lieu dans divers espaces d’expression et en particulier dans les réseaux sociaux numériques. Autour de cette parole « libre », des peurs s’expriment et les éducateurs de toutes sortes sont appelés à y faire face.

 

5 – La « cyber violence », le cyberharcèlement et autres : une autre parole. Le développement de la « cyber violence », et du cyberharcèlement s’impose comme un norme du discours public.

Très médiatisée, la cyberviolence incarnée souvent à l’école par les différentes formes de harcèlement fait partie des craintes qui s’expriment de plus en plus fréquemment. Les possibilités offertes par le web semblent servir de chambre d’écho à des pratiques de paroles violentes, de menaces et autres formes de chantage qui s’exercent dans des relations entre des personnes. Le relatif anonymat qui semble possible, mais aussi le fait qu’un effet de meute peut amener les individus à ne pas reconnaitre leurs responsabilités sont des moteurs importants de ces comportements. Les relations humaines semblent de plus en plus souvent dépasser les limites d’échanges et de débats tenus dans un climat serein pour glisser vers le conflit ou l’affrontement.

 

6 – Les ondes, wifi, 4G, 5G. Les ondes, wifi, 4G, 5G. sont parfois considérées comme mauvaises pour l’humain

La difficulté des travaux de recherche sur la nocivité des ondes de toute nature trouve sa traduction dans les controverses qui y sont associées. Les études longitudinales semblent indiquer une très faible nocivité prouvée en regard de ce que certains affirment. Mais, comme pour de nombreux domaines de recherche, la vérité définitive n’existe pas. Seul peut être énoncé « en l’état actuel des connaissances », ce qui évidemment fait le lit d’une approche de la précaution très négative qui énonce, « si l’on ne sait pas à l’avenir, alors il ne faut pas faire aujourd’hui ! ». Dans ce domaine des ondes, il y a d’autres éléments à prendre en compte : les ondes issues du cosmos, les autres ondes issues des activités humaines etc… La complexité de l’analyse impose donc une grande modestie.

 

7 – La question de la sobriété numérique. La question de la sobriété numérique est à prendre en compte

Apparue au début des années 2020 dans la sphère médiatique, mais en réalité bien plus ancienne, la sobriété numérique s’est imposée dans l’espace public. Alors que les termes « modération » ou « tempérance » auraient pu être plus précis et adaptés, on a préféré le terme sobriété qui s’est appliqué à de nombreux domaines. Même si l’histoire de ce terme est compliquée, ce qui nous intéresse ici c’est le double langage qu’il permet : on utilise, mais on fait attention. En quelque sorte, c’est une bonne conscience appliquée au principe de précaution. C’est toute l’ambivalence de nos attitudes humaines qui est présente dans ce terme. Plus encore c’est aussi un simple effet de langage et de mode, ce que l’on appelle les « éléments de langage » qu’il convient d’employer en société…

 

8 – Effet environnemental de la consommation des moyens numériques et informatiques. L’impact du numérique sur l’équilibre énergétique et écologique de la planète

La question de l’effet environnementale de la vie humaine devrait pourtant se poser autrement que dans la division entre l’humain et la nature, car l’humain est un élément de la nature, mais avec cette particularité qu’il est en situation de domination par rapport à toutes les autres formes de vie sur terre. Il convient dès lors de chercher à savoir dans quelle mesure une « invention technique » transforme l’ensemble du monde naturel et bien sûr l’humain lui-même. L’informatique et les moyens numériques s’inscrivent dans la continuité de ces questions de cette relation difficile. La rapide généralisation de l’informatique et la massification numérique ont apporté des transformations multiples. L’étude de l’impact de ces transformations ne peut se limiter à la fameuse empreinte carbone qui n’en est qu’une partie. Si nous considérons que nous ne sommes qu’un élément de l’environnement, alors il faut aussi prendre en compte les effets sociaux, économiques, psychologiques….

 

9 – Déshumanisation par remplacement par des robots. Le risque de déshumanisation de nos sociétés du fait du remplacement de l’humain par des robots et des technologies de la distance

Depuis « les temps modernes » de charlot jusqu’aux robots humanoïdes qui nous sont proposés actuellement, il y a une idée fondamentale qui est celle du « remplacement » de l’humain par la machine. Certains ont déjà prédit cela pour les tâches physiques répétitives, désormais c’est aussi le cas pour les tâches plus intellectuelles. Ce qui est sous-jacent à ces évolutions, c’est une forme de déshumanisation, c’est-à-dire que la relation à la machine pourrait être première par rapport à la relation entre humains. Cette peur n’est certes pas nouvelle, mais elle va tendre à s’amplifier avec l’évolution des savoirs techniques dans ce domaine. La robotique peut aussi bien se concevoir au service de l’humain que contre lui. Le test de Turing fait, en cette fin d’année 2022 l’objet d’attention renouvelée du fait de l’apparition d’automates conversationnels de plus en plus puissants. Ai-je affaire à un humain ou non ? Nombre d’activités sont interrogées par ces évolutions liées à l’automatisation et la robotisation des activités.

 

10 – Déploiement de l’Intelligence artificielle. Le déploiement de l’Intelligence artificielle peut inquiéter du fait de sa puissance

Le retour de l’intelligence artificielle dans l’espace publi et médiatique s’accompagne des mêmes débats que plus largement les technologies. Cependant, la particularité est cette « boîte noire » symbolisée en particulier par le deep learning. Le déplacement vient du fait que l’algorithme de ce deep learning génère une forme de raisonnement (et de comportement) non prévisible par le programmeur. C’est ce qui accentue le côté magique mais aussi les craintes qui s’expriment. Tâches complexes comme la traduction, la reconnaissance optique, etc… viennent s’ajouter à la panoplie portée par l’Intelligence Artificielle et enrichir l’imaginaire machinique des humains : je ne comprends pas la machine, elle me fait peur.

 

11 – Productivité humaine et pénibilité numérique. L’augmentation de la productivité humaine crée une pénibilité numérique liée aussi à l’accélération

Le progrès technique s’est accompagné, du fait en particulier de l’industrialisation, d’une augmentation de la productivité humaine en permettant d’alléger l’humain de certaines tâches en les remplaçant par des machines. Ainsi, la pénibilité de certains métiers s’est trouvé transformée grâce ou à cause de l’évolution des techniques. D’une part, certaines tâches pénibles ont pu disparaître ou s’amoindrir, et, d’autre part, certaines tâches fondées sur les moyens numériques ont révélé de nouvelles pénibilités : travail devant des ordinateurs, accélération des processus et des tâches, etc… On a pu parler des problèmes visuels, mais aussi musculaires, attentionnels, etc…. qui sont autant de perturbateurs des activités traditionnelles de l’humain. L’utilisation intensive des moyens numériques touche aussi bien la sphère professionnelle que la sphère privée et sociale. Transformations multiples aux conséquences parfois imprévues, comme ce que l’on a commencé à entrevoir lors de la crise sanitaire.

 

12 – Tracking et surveillance des personnes.Le développement du tracking et de la surveillance des personnes peut amener à une société sous contrôle (mais de qui ?)

La crainte d’être surveillé n’est pas non plus nouvelle, les archives de certains services secrets en sont la preuve avant même que la NSA américaine ne soit mise en question. La Commission Informatique et Liberté (CNIL) a, dès 1978 été créée pour justement envisager la relation entre les humains et les technologies de l’information et de la communication. La loi de 1978 dans son article premier exprime ainsi l’objet : « L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques.  » Depuis cette loi a été modifiée enrichie, encore récemment en lien avec le RGPD européen et il est probable que des réajustements auront lieu en fonction des jurisprudences qui seront effectuée. Ainsi en est-il de la vidéo-surveillance qui est souvent contestée mais qui semble être largement utilisée dans certains pays. Plus finement, la surveillance invisible, par des moyens informatiques se généralise pourtant (cookies et autres logiciels de traçage) et la peur de cette nouvelle forme de surveillance ne peut être négligée.

 

Et pour conclure

En conclusion de la présentation de ces deux approches nous refusons de les opposer. Elles sont les deux faces d’une même problématique qui dépasse l’école et qui s’inscrit dans l’ensemble de la société. On pourra trouver des éléments pour poursuivre la réflexion en lisant les travaux de Hartmut Rosa sur la résonance et la pédagogie qui l’accompagne (Pédagogie de la résonance, Le Pommier 2023). Cet auteur nous amène à repenser nos relations avec les autres humains, mais aussi avec notre milieu que nous espérons pouvoir contrôler et maîtriser. C’est dans ce cadre théorique qu’actuellement, je développe mes réflexions et analyses.

Annexe : les intitulés de chacune des propositions de réflexion et d’action

Reproches et oppositions

  • 1 – Trop d’écrans ? Que penser de 3 – 6 – 9 – 12 ? Limiter la consommation d’écrans en faisant référence au cadre de « 3 – 6 – 9 – 12 » (Académie des Sciences 2013)
  • 2 – Quels écrans ? Vidéos, Réseaux Sociaux, etc… Éviter la domination de certains écrans susceptibles d’être addictifs : Vidéos, Réseaux Sociaux, etc…
  • 3 – L’expression de soi et des autres en ligne : extimité ? Limiter l’expression de soi et des autres en ligne : éviter l’extimité ?
  • 4 – La parole en ligne : quelle valeur, quelle force ? La parole en ligne est-elle contrôlable : quelle valeur, quelle force a un propos ?
  • 5 – La « cyber violence », le cyberharcèlement et autres : une autre parole. Le développement de la « cyber violence », et du cyberharcèlement s’impose comme un norme du discours public.
  • 6 – Les ondes, wifi, 4G, 5G. Les ondes, wifi, 4G, 5G. sont parfois considérées comme mauvaises pour l’humain
  • 7 – La question de la sobriété numérique. La question de la sobriété numérique est à prendre en compte
  • 8 – Effet environnemental de la consommation des moyens numériques et informatiques. L’impact du numérique sur l’équilibre énergétique et écologique de la planète
  • 9 – Déshumanisation par remplacement par des robots. Le risque de déshumanisation de nos sociétés du fait du remplacement de l’humain par des robots et des technologies de la distance
  • 10 – Déploiement de l’Intelligence artificielle. Le déploiement de l’Intelligence artificielle peut inquiéter du fait de sa puissance
  • 11 – Productivité humaine et pénibilité numérique. L’augmentation de la productivité humaine crée une pénibilité numérique liée aussi à l’accélération
  • 12 – Tracking et surveillance des personnes.Le développement du tracking et de la surveillance des personnes peut amener à une société sous contrôle (mais de qui ?)

Nécessités et choix

  • 1 – Rechercher et trouver et évaluer une information
  • 2 – Évaluer les informations recueillies dans les espaces de partage de toutes natures
  • 3 – Connaître les éléments techniques sous-jacents aux pratiques numériques ordinaires
  • 4 – Participer à l’espace social enrichi et élargi par les moyens numériques
  • 5 – S’exprimer et élaborer des contenus pour les partager
  • 6 – Développer son potentiel d’autoformation en utilisant les ressources accessibles
  • 7 – Participer à des débats, des controverses, et construire des argumentations
  • 8 – (Se) définir un cadre éthique, déontologique, dans les usages personnels et professionnels du numérique
  • 9 – Reconnaître la variété des écrans qui nous sont imposés ou que nous utilisons et leurs attractivité
  • 10 – Comprendre la notion de progrès et de développement au travers de l’évolution de l’informatique et du numérique
  • 11 – Comprendre les enjeux économiques et industriels qui sont sous-jacents au développement technique du numérique
  • 12 – Connaître et maîtriser l’impact éco-environnemental des pratiques personnelles du numérique
  • 13 – Ne pas abandonner la jeunesse au monde informationnel sans les outiller

 

 

 

Le CNESCO, l’Evaluation et le B2i

Suite à la conférence de consensus du CNESCO sur l’évaluation, se trouve posée la question de l’évaluation par compétences. Or, en 2000 le B2i apparaît dans le paysage scolaire et il porte l’idée d’une évaluation par compétence. Il est intéressant d’interroger les recommandations en regard de ce que le B2i proposait. Le jury de cette conférence a proposé des recommandations que l’on peut lire, détaillées ici : https://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2023/03/Cnesco-CC-Eval_RECOMMANDATIONS-DU-JURY.pdf. Étant impliqué depuis de nombreuses années sur les questions d’évaluation en particulier autour de mes travaux sur le B2i et autres travaux sur les compétences (socle commun, primaire etc…) le rapport du CNESCO vient à point nommer rappeler des orientations qui croisent mes réflexions, recherches et observations. Je propose, ci-dessous de questionner ces recommandations en regard de mes travaux antérieurs.

 

1ère partie : Enrichir les pratiques pédagogiques

Intégrer l’évaluation dès le début de la conception d’une séquence

Lorsque le B2i est apparu, l’évaluation faisait partie du dispositif lui-même et avait été pensée dès le début en 2000 comme on peut le lire ici: https://www.education.gouv.fr/bo/2000/42/encart.htm

 

Expliciter des critères de réussite compréhensibles par tous les élèves

C’est un des problèmes essentiels de toute approche par compétences. Si les critères sont souvent contenus dans le libellé des compétences, ce sont les indicateurs qui posent le plus souvennt problème et en particulier le niveau d’exigence de ces indicateurs

 

Prendre en compte les obstacles potentiels liés à une situation évaluative pour tous les élèves

La différenciation n’a pas été initialement prévue dans le B2i car des paliers de réussites n’ont pas été initialement explicités (cela est intégré désormais dans le PIX). C’est d’ailleurs ce qui a fait difficulté dans la mise en oeuvre dans les établissements. Toutefois les concepteurs l’ont évoqué dans le texte initial laissant le soin aux équipes de mettre en place les modalités concrètes en se basant en particulier sur l’implication de l’élève.

 

Cibler les feedbacks sur les tâches et sur les critères de réussite de ces tâches, et non sur les élèves

Le B2i est centré sur les tâches et la « co-évaluation » avec l’enseignant. Le fait que ce soit l’élève qui sollicite la validation a pour conséquence directe d’amener à un feedback potentiel lors de la prise de décision de la validation

 

Faire en sorte que les feedbacks (ou retours d’information) soient perçus comme utiles par les élèves

Lors de la validation commune avec l’enseignant, ces feedbacks peuvent être davantage développés que dans une approche plus classique du processus de retour auprès des élèves.

 

Confier aux élèves un rôle dans l’acte d’évaluer

Cette partie est évidente dans le B2i, et elle semble moins importante dans le PIX. En effet l’élève renseigne la feuille de position avant la validation éventuelle par l’enseignant lorsque la compétence a été observée avec une « stabilité suffisante ». C’est d’abord l’élève qu’on invite à se proposer à la validation.

 

Organiser des temps durant lesquels les élèves peuvent se tester (pour mieux mémoriser)

La mise en place du B2i reposait d’abord sur les choix d’organisation de l’équipe enseignante. La demande d’une stabilité dans la compétence est une amorce du processus d’autotest et donc d’amélioration non pas de la seule mémorisation, mais aussi de la compréhension de la compétence.

 

2ème partie : Développer une culture commune autour de l’évaluation

Promouvoir des modalités de formation et d’accompagnement qui favorisent l’évolution des pratiques évaluatives en classe

La mise en place du B2i n’a pris son ampleur que lorsque les IUFM s’en sont emparés au travers du C2i2e. Par effet miroir, faire vivre aux enseignants en formation un dispositif proche de celui qu’ils seront amenés à développer auprès des élèves a été en partie mis en place.

 

Inscrire la référence à l’évaluation dans la classe dans tout projet d’école ou d’établissement afin de penser et d’harmoniser les pratiques à l’échelle locale

C’est une des difficultés principales de la mise en place du B2i. Trop souvent, plutôt que d’en faire une affaire collective, les responsables des établissements ont choisi (ou été contraints parfois) de déléguer cette évaluation à une seule personne, un enseignant spécialiste des usages de l’informatique. Quant à l’intégration dans les projets d’école ou d’établissement, au-delà du seul caractère formel, l’informatique, le numérique n’ont que récemment été portés de manière assez générale dans ces textes.

 

Éviter au maximum le recours à des moyennes et interroger leurs fonctions

Lors de la mise en place du B2i, la question de la « moyenne » a été évoquée en creux au sein des équipes. C’est dans l’expression de la difficulté à évaluer des compétences que l’on a pu entendre ces critiques et cette comparaison avec les notes et les moyennes. Dans certains cas, on a même pu observer un « refus » face à une évaluation si nouvelle.

 

Rendre compte régulièrement et de façon claire aux parents des acquis et des progrès des élèves

La présence d’une feuille de position comme outils de dialogue entre l’élève et l’enseignant a été un premier pas. Certains logiciels de suivi du B2i ont permis d’ouvrir aux parents un regard sur la progression des élèves. Cependant, cela est resté très modeste, car les ENT n’en étaient qu’à leur début et que le partage des évalautions avec les parents restait  centré sur les bulletins de notes plutôt que sur les livrets de compétences (encore en cours de mis en place au primaire et nouveaux pour le secondaire)

 

Simplifier et homogénéiser les documents nationaux de cadrage

La présence d’un référentiel de compétences en lieu et place d’un programme est un premier moyen d’améliorer une convergence vers un cadrage global. Malheureusement l’entrée par les compétences et sans un enseignement spécifique a largement déstabilisé les équipes. Quant aux documents nationaux, il faudra attendre quelques années (de 2000 à 2005) pour que cela se mette en place au travers du socle commun de connaissances et de la formation des enseignants (C2i2e) selon les mêmes modalités que les élèves. Malgré les efforts des concepteurs du B2i, le ministère de l’éducation a peu facilité une simplification et un cadrage national au travers de ses propositions et documents pour la mise en place. Ainsi en a-t-il été du côté des applications informatiques de suivi des élèves qui n’ont pas été en mesure de réellement intégrer le B2i dans son esprit, tout comme cela s’est passé à la même époque pour l’évaluation des Travaux Personnels Encadrés en lycée (TPE).

En conclusion

Il faut le reconnaître, le B2i a été largement en avance sur son temps. Le travail fait par le CNESCO est une sorte de reconnaissance pour les initiateurs de ce dispositif au début des années 2000. On pourra retrouver mon travail de thèse sur le B2i ici : https://theses.hal.science/tel-00345765/fr/. dans la lignée de ce travail, j’ai souvent eu l’occasion de travailler avec les équipes enseignantes autour de la mise en place concrète de ce dispositif. C’est de là que viennent mes analyses et aussi des rencontres avec d’autres chercheurs et spécialistes du domaine. On ne peut que déplorer qu’il faille plus de vingt années pour arriver aux mêmes conclusions, alors qu’à l’époque les critiques étaient si nombreuses.

 

L’illusionnisme technologique, qu’en est-il pour le numérique ?

On connaît bien l’expression « solutionnisme technologique » chère à Evgeny Morozov (Pour tout résoudre cliquez ici, FYP édition 2014). On parle moins de « l’illusionnisme technologique » qui est un autre aspect du problème de la construction des représentations mentales et sociales des technologies et plus proche de nous du numérique. Porté par les bruits, les rumeurs, les titres médiatiques et autres discours, parfois même officiel, l’illusionnisme est une pratique courante en particulier quand il s’agit du numérique. Illusionnisme est défini comme « est un art du spectacle qui consiste à créer des illusions » (source Wikipédia) ou encore « Phénomène qui porte à susciter des illusions ou à se faire des illusions, à voir ou à faire voir la réalité de manière erronée. » (source TLFI). Il est nécessaire de questionner le numérique par ce prisme tant de récents évènements tendent à rappeler la tendance très présente à donner des « nouveautés » (?) du numérique une image qui est souvent trompeuse. Le dernier exemple en date est celui de ChatGpt qui s’inscrit dans la suite des discours de ces dernières années sur l’intelligence artificielle, mais aussi ceux des années 80, sur le même sujet.

Retour sur l’histoire

Jacques Perriault tout comme les historiens des techniques et en particulier de l’informatique et du numérique ont mis en évidence les discours prophétiques associés à ces nouveautés. Si ces discours étaient d’abord tenus par les concepteurs eux-mêmes, qui en imaginaient des emplois en particulier pour l’enseignement afin de développer les usages de leurs inventions, ils sont entrés dans l’univers des médias et en particulier du modèle du sensationnel, du nouveau, de l’invention bref mais parfois de l’illusion. La diffusion massive des discours par le Web et ses différentes composantes embarque avec lui nombre de contenus qui font miroiter, rêver à un avenir meilleur. Le monde de la santé est souvent en première ligne avec le relais de travaux de recherche dont l’aboutissement final dans l’ensemble de la société est lointain, incertain, hypothétique, voire faux. C’est le fait même de la recherche que d’explorer des pistes, encore faut-il que ceux et celles qui les relaient soient suffisamment lucides et vigilants pour éviter de nous faire croire à l’immédiat (dans la formulation des titres et des articles) plutôt qu’à l’incertain hypothétique qui devrait être la base d’une rigueur intellectuelle.

Dès le début des années 1980, nous avons été bercés et avons relayé nombre d’illusions qui étaient autant de rêves voire d’utopies. A l’instar des créateurs d’Internet (Fred Turner, « Aux sources de l’utopie », C&F Editions, 2012), nous avons certes perçu la dimension idéalisée de ces nouvelles technologies à l’époque, mais nous y avons parfois cru et en avons rêvé. Dès le début du plan IPT, l’illusion a été portée entre autres, par ce livre « le jaillissement de l’esprit » de Seymour Papert (Flammarion 1981). Mais comme toute illusion, la frontière entre le réel et le rêvé est ténue comme le montre cette lecture critique du livre faite par Jacques Perriault (Perriault Jacques. Papert (Seymour). — Jaillissement de l’esprit : ordinateurs et apprentissage. In: Revue française de pédagogie, volume 62, 1983. pp. 94-96), et c’est ce qui fait sa puissance illusoire. Au fur et à mesure des évolutions des technologies, le même refrain a accompagné les passages importants. On se rappelle ici la vague sur l’intelligence artificielle des années 1980 et des discours qu’elle a accompagnés. Ici encore, un accompagnement médiatique d’une évolution dont la réalité mériterait pourtant du recul et de la vigilance. Que les concepteurs soient fascinés par leurs productions et qu’il aient tendance à une inflation verbale peut s’entendre, mais que ces mêmes concepteurs fassent passer leurs intentions en réalités tangible mériterait davantage de filtres. Or le développement de la communication sur Internet et toutes sortes de réseaux a largement affaibli les filtres et à, au contraire, amené ceux et celles qui sont restés modérés dans leurs analyses à « disparaître » de l’espace médiatique et de voir leurs propos enfouis dans « l’inflormation » (néologisme contraction d’inflation et d’information).

Discours et mécanismes du discours

Si nous prenons en compte les développements récents du numérique en enseignement, on peut explorer les discours et comprendre le mécanisme à l’oeuvre et donc le processus de construction de l’illusion. Intelligence Artificielle, classes inversées, smartphone, Environnements Numériques de Travail. On trouve des traces de l’illusion dans les discours, officiels ou non autour de projets comme les Territoires Numériques Éducatifs (TNE) et plus largement les projets ministériels ou institutionnels autour du numérique (lab110 et autres ateliers Canopé). On perçoit aussi quelques éléments « d’atterrissage » des consciences dans certains propos de responsables institutionnels qui, confrontés à la réalité, tendent à essayer de trouver des équilibres qui, sans pour autant interdire les développement illusoires, doivent permettre d’asseoir de réelles pratiques « fonctionnelles ». Ainsi en est-il de ce qui tourne autour de la question de l’interopérabilité qui peut sembler lointaine pour les acteurs en établissements et qui pourtant sont à la base d’un réalisme technologique dont la vocation est que « ça fonctionne ».

Et les jeunes ?

Il faut évoquer ici le lien entre les jeunes et l’illusionnisme technologique. Dès les premières années de la vie les enfants sont face aux technologies numériques et, malgré les recommandations qui préconisent l’interdiction des écrans avant 3 ans, sont bien sûr face aux écrans ne serait-ce que par l’attitude de leurs parents et autres adultes. Car la possession des moyens modernes d’information et de communication est un puissant marqueur social. Comme pour l’ordinateur entre 1980 et 2000, les foyers ont bien perçu que l’insertion sociale passait par la possession et l’usage des techniques les plus récentes. Encouragés par le marché (et la publicité), les foyers se sont équipés, remplaçant les ordinateurs de 2000 par les smartphones dès 2010. Observons des enfants face à des adultes, et l’on constate que leur manière de reproduire les gestes de ceux qui les entourent les amène inéluctablement vers une appétence aux écrans. Ce qui accompagne ce mouvement, c’est leur « habileté » à en faire usage de manière « utilitaire » : il s’agit que ces moyens les aident à entrer dans le monde et donc qu’ils leur permettent de franchir la barrière entre le rêve, l’envie et la réalité. C’est cela le coeur d’une éducation, ce franchissement qui devrait, selon les souhaits des éducateurs, amener l’enfant, le jeune à décider et maîtriser ces environnements sans se faire d’illusions.

Illusion et fonctionnement mental

Mais l’illusion est au coeur d’un mécanisme psychologique puissant que trop souvent on néglige : la nécessité d’anticiper, d’envisager le futur, d’aller vers du mieux, de se stimuler par le rêve. Ce qui fait de chacun de nous des clients potentiels de toute déclaration qui va répondre à notre fonctionnement mental. Cette faiblesse humaine est aussi valable contre le rêve que pour le rêve. D’ailleurs dans plusieurs échanges entre tenant de ces illusions et opposants, chacun argumente de « son » réel sans jamais rejoindre l’autre sur un terrain d’évaluation partagée. Comme si nous partagions tous les mêmes illusions, mais sans les apprécier de la même manière. Il est temps de se poser la question de notre conscience par rapport à ces illusions, de notre perception de celles-ci et d’en éviter les conséquences, les effets. Il est aussi important de comprendre dans quelle mesure nous pouvons permettre aux jeunes que nous éduquons de ne pas être piégé par les marchands de rêve du numérique….

Comprendre la question du progrès et ses conséquences : un BD inspirante.

Les chasseurs d'écume, Tome 8 : 1960, ne pas perdre un homme

Terminant la lecture des huit tomes de la Bande Dessinée de Debois et Fino, « Les chasseurs d’écume » (Glénat), on peut s’interroger sur le sens de l’évolution des mentalités et de la place du progrès technique dans la détérioration progressive du mone environnant par l’humain. Cette histoire est d’abord celle des pêcheurs de la baie de Douarnenez au cours du XXe siècle. À la sortie de la « révolution industrielle » du XIXè siècle, les populations ouvrières sont confrontées à une forme d’inhumanité du travail (les conserveries ici) mais aussi à la dureté du capitalisme et ses conséquences sur une population locale, un écosystème. Pour dépasser ces conditions qui affectent les ouvrières et les pêcheurs, outre les revendications syndicales, il y a le progrès technique face auquel il faut se positionner : d’une part il peut-être destructeur d’emploi, d’autre part il peut amener à une meilleure rémunération des pêcheurs et indirectement des ouvriers. L’ensemble de ces huit tomes ressemble à un travail anthropo-historique. En effet en mettant en scène, sous la forme graphique de la BD en particulier, un siècle d’évolutions dans un espace relativement limité (Douarnenez et sa baie) et autour de la thématique de la pêche à la sardine, les auteurs réussissent, outre une œuvre littéraire remarquable, une analyse critique des conséquences que peuvent avoir des choix, dans la durée sur la vie des habitants et leur devenir. Si l’objet des critiques n’est pas fondé sur des choix politiques orientés, il n’en reste pas moins que ces ouvrages ouvrent la porte à une analyse de ce que le politique articulé avec la technique peut produire : et ici c’est la disparition de la sardine, de la pêche à la sardine et plus largement la disparition lente du port de Douarnenez et de ses infrastructures historiques.

Pourquoi évoquer ici ces ouvrages ? Parce qu’ils pourraient fournir à des jeunes et à leurs éducateurs, de quoi réfléchir et penser l’avenir de notre société. Si l’on met à jour le modèle sous-jacent à cette évolution d’un siècle (voir en bas de cet article), on peut probablement le transposer à de nombreuses questions liées au progrès technique, au développement économique et à la question du bien-être humain. Ici, la transposition, c’est celle liée à l’informatique et au numérique. La fin de la saga évoque la question des appareils de sondage sous-marin pour repérer les poissons. On peut poursuivre, dans un autre domaine, la question du développement de l’informatique au cours des 50 dernières années et son passage dans le grand public à partir des années 1990 et l’avènement d’Internet. Mais ce qui est particulièrement éloquent, c’est la manière dont les humains se mettent parfois dans une situation telle qu’ils deviennent victimes de leurs choix. Au moment où le numérique est questionné (sobriété, sécurité, contrôle…) et parfois freiné (cf les écrits de Philippe Bihouix par exemple) on comprend mieux les « trajectoires » multiples qui agitent nos sociétés en regard de leur développement.

Le numérique est une évolution technique récente qui a pris son essor en très peu de temps. Cela peut augmenter les questionnements à son sujet. L’adoption quasi spontanée par la population, à la suite du monde des entreprises interroge l’école. Le récent rapport Mc Kinsey (daté du milieu 2022, mais pas rendu public) présenté par le journal Marianne (https://www.marianne.net/societe/education/blabla-et-neoliberalisme-a-gogo-ce-que-contient-le-rapport-de-mckinsey-sur-lecole) donne une certaine place au numérique, montrant ainsi l’ancrage idéologique d’une certaine manière d’envisager le numérique scolaire et plus généralement l’école dans la société. Ces documents viennent en contrepoint des ouvrages cités ici en matière de cadre et de modèle. Nous essayons ci-dessous de faire une sorte de transposition critique de ce modèle dans l’univers contemporain du numérique.

  • Quelques repères du modèle sous-jacent analysé dans ces ouvrages passionnants :
    Une population malmenée par des propriétaires et chefs d’industrie riches
    On reconnaît là les multinationales du numérique en lien avec les pouvoirs politiques
  • Des rapports de force parfois violents qui marquent les enjeux du combat
    L’exemple des USA lors de la dernière présidentielle montre comme le numérique fait partie de cette violence, aussi bien comme moyen que comme vecteur informationnel
  • La nécessité d’améliorer les moyens de vivre, le bien-être humain
    La fameuse « facilitation » procurée au quotidien par les moyens numériques nous amène à les adopter sans attendre
  • Les choix techniques comme pouvant améliorer le sort de chacun (riches et pauvres…)
    Les avancées dans le domaine informatique sont présentées comme des avancées positives, améliorant l’économie, mais aussi le sort de chacun (cf. l’automatisation et la robotisation)
  • Les choix techniques qui entraînent aussi des dégradations à long terme
    On a du mal à mesurer réellement l’impact du numérique à long terme. Même si de nombreuses études invitent à penser certaines de ces dégradations, il faut approfondir
  • L’importance des rémunérations dans la psychologie des populations et les limites
    Notre société libérale nous incite à un individualisme que le numérique amplifie. L’exemple des influenceurs illustre bien cela.
  • L’idéologie du progrès comme sous bassement du comportement humain
    Nous sommes arc-boutés sur l’idée de progrès comme nécessairement bon, même si nous en connaissons les erreurs. Mais une pensée alternative est difficile à créer face à l’histoire de l’humanité
  • Le modèle concurrentiel comme ferment des dissensions dans une population en vue de la soumettre au progrès
    Les politiques, les syndicalistes et autres groupes de pression jouent beaucoup sur l’idée de « concurrence ». Or ce modèle est désormais ancré dans la culture des individus dans notre société. Le numérique et globalement l’information sur les réseaux ainsi que les médias concourent tous et toutes à amplifier ce pilier culturel.
  • L’enrichissement personnel constitue un pilier des décisions individuelles dans une société capitaliste
    La recherche d’un enrichissement personnel fait oublier ce que nous pouvons observer et analyser : notre mode sera solidaire ou il disparaîtra !!!
  • L’imaginaire et l’imagination peuvent aider ou au contraire nuire pour comprendre les faits.
    Le numérique a amplifié les phénomènes de désinformation et fait émerger, avec ce fameux biais de confirmation, de nombreuses croyances nouvelles et des fausses informations.

Ces repères peuvent être transposés à d’autres contextes, en particulier actuels. Ils servent de cadre d’analyse et de compréhension des questions auxquelles le progrès technique nous confronte. Nous avons essayé, ici de le faire en partie pour le numérique, en particulier pour l’éducation, mais plus généralement pour la culture.

A suivre et à débattre
BD

La pédagogie pour les uns (DGESCO), services numériques pour les autres (DNE) !

Rappelons d’abord quelques observations réalisées au cours des années passées à propos de l’informatique et du numérique en éducation. Dès son introduction dans le monde scolaire et universitaire, certains ont vu dans l’informatique et plus largement les moyens numériques une potentielle transformation pédagogique. Celle-ci ne s’est jamais produite à la mesure de ce qui a été projeté, espéré, rêvé par certaines et certains. Dès le déploiement de l’informatique dans l’entreprise et l’administration, le monde scolaire et universitaire n’a pas échappé à l’informatisation de l’organisation et des services scolaires : gestion administrative, comptable et organisation des temps et des espaces scolaires et même gestion des bibliothèques et centres documentaires. Deux territoires se sont constitués, l’un au coeur de l’activité d’enseignement/apprentissage, l’autre tout autour de l’activité centrale. La nomination successive et le profil de Directeurs du Numérique pour l’Éducation (DNE) met de plus en plus en relief cette partition. Il faut bien dire que pour ce qui est du coeur de l’activité, la Direction Générale de l’Enseignement Scolaire (DGESCO) et ses satellites (Programmes, Conseils Scientifique etc…) a toujours gardé une main ferme. Elle impose, toujours, de manière surtout verticale, des manières de faire qui seraient conformes à l’esprit des dirigeants (et de certains chercheurs, inspecteurs généraux et conseillers de toutes sortes…). La pédagogie, ce serait la DGESCO, la périphérie technique la DNE. Certes, il y a bien des zones de recouvrement, mais les récentes prises de parole du Directeur de la DNE (A le Baron) confortent cette partition.

Ainsi : »Le Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse publie une doctrine technique du numérique dans l’éducation, afin de mettre en place un cadre d’architecture et de règles communes, visant à fournir aux usagers un ensemble lisible et structuré de services numériques éducatifs accessibles simplement et interopérables. » https://eduscol.education.fr/1042/services-numeriques-et-cadre-de-confiance (contributions jusqu’au 15 janvier prochain) sous l’intitulé « Services numériques et cadre de confiance ». Dans le même temps de Conseil Scientifique de l’Éducation National (CSEN) publie en s’appuyant sur l’opérateur CANOPE « QUELQUES BONNES IDÉES D’INNOVATION PÉDAGOGIQUE » (https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conseil_scientifique_education_nationale/CSEN_Bonnes_idees_Dec2022.pdf). Cet étonnant document tente de donner des axes pédagogiques et d’en limiter d’autres sans pour autant avoir été plus avant dans la réalité de la classe en continu tout au long des années.

Sans entrer dans l’analyse critique approfondie de chacun de ces documents, il semble bien qu’il faille poser le problème plus précisément : Les dimensions pédagogique et didactiques semblent antagonistes avec l’évolution des moyens numériques dans l’espace scolaire et universitaire. On comprend mieux l’orientation prise par le directeur de la DNE, une année et demie après son arrivée à ce poste. On peut d’ailleurs le comprendre en lisant ses états de service professionnels. On peut aussi comprendre l’option faite par le ministère de s’en remettre au CSEN pour donner les directions à prendre en matière de pédagogie et de didactique ainsi qu’au conseil supérieur des programmes publié en juin 2022, cet « Avis sur la contribution du numérique à la transmission des savoirs et à l’amélioration des pratiques pédagogiques » est passé largement inaperçu. Il s’adressait aux acteurs au sein des établissements et fixait ainsi un ensemble de préconisations dans le domaine du numérique dans les classes.

Malheureusement, les enseignants n’en font qu’à leur tête ! Les critiques parfois violentes faites envers les enseignants par certains « scientifiques » sont une des sources de la démoralisation et de la désaffection qui traverse ce métier. Ceux qui disent ce qui est bien et mal ont ils réellement une connaissance du quotidien des classes ? On peut s’interroger. Cela d’autant plus que le cadre posé pour les pratiques des enseignants est de plus en plus contraignant. Certains pourraient voir dans ces « indisciplines » la nécessité de les « cadrer ». Un récent rapport d’inspection d’un enseignant utilisateur très averti et avancé des moyens numériques confirme cela : « il faut une trace manuscrite » et non pas numérique ! Non seulement le Ministre ne parle pas de numérique dans ces récents propos, mais les cadres intermédiaires lui emboîtent le pas en imposant les fameux fondamentaux qui, ici, débordent jusque dans les injonctions. Pour le dire autrement, le ministère prend acte de cette « résistance » de nombreux enseignants à l’utilisation pédagogique des moyens numériques. Toutefois il oublie que l’ensemble du cadre pour exercer le métier est lui-même en opposition à cette direction du numérique en pédagogie, laissant seulement quelques bribes à l’enseignement de l’informatique (au nom de plusieurs logiques dont, principalement, la logique économique.

Il ne s’agit pas ici de défendre toutes les pratiques pédagogiques quelles qu’elle soient, mais de favoriser les initiatives réfléchies. Pour ce faire, il y a la responsabilisation des acteurs. Comme le montre cet article de ce début d’année publié par le Monde : « Ces profs qui restent, malgré…. » (https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/01/02/les-aider-a-devenir-des-adultes-des-citoyens-c-est-la-plus-grande-des-victoires-rester-enseignant-malgre-tout_6156278_3224.html) nombre d’entre eux sont encore et durablement porteurs d’un projet pour eux et pour les jeunes. Quand le CSEN se fait fort de donner des directives et de dénoncer certaines pratiques, le plus souvent au nom d’une posture scientifique qui se veut sûre d’elle, il ne fait que renforcer un sentiment de « malaise ». De plus il renforce sans s’en apercevoir une forme de soumission à des travaux dont il est parfois troublant de voir comme ils sont controversés (les intelligences multiples ou encore la gestion mentale, voir la pleine conscience). Or la plupart des enseignants n’ayant pas les outils pour approfondir ces débats, ils sont tentés de se laisser aller au désintérêt (je n’ai pas les outils suffisants) ou à l’adoption sans sens critique (je préfère choisir une théorie, même fausse, si elle me satisfait émotionnellement et affectivement). On peut lire aussi dans cet autre article du même journal Le Monde intitulé « un modèle où l’enseignant est vu comme un technicien » (https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/01/02/le-systeme-educatif-francais-se-rapproche-d-un-modele-ou-l-enseignant-est-vu-comme-un-technicien_6156343_3224.html) qui confirme le sentiment d’être « orienté et piloté » par en haut. Une vision professionnelle du métier d’enseignant ne peut être une vision strictement technique, quels que soient les fameux référentiels.

Et pourtant, un cadre pédagogique et un cadre technique témoignent de cette volonté d’encadrer, de contraindre… car l’observation montre qu’il y a des écarts importants entre les rêves, les discours et les réalités… Les rêves pédagogiques des décideurs, poussés par les passionnés de technologies numériques et parfois par les entreprises du secteur (comme sait le faire une société comme Apple) mais aussi par une certaine vision économique de l’avenir numérique du pays, ne se sont pas traduits par une modification profonde des pratiques : l’acculturation prend plus de temps que les évolutions techniques qui ont souvent généré un sentiment négatif ou d’incapacité à agir. La société informatisée s’est très vite développée, portée par des moyens logiciels qui offrent aux décideurs des outils de pilotage et de « surveillance » ou encore d’accompagnement des activités. Car le cadre technique est précieux pour tous les acteurs et on ne peut critiquer la nécessité d’une clarification (au travers de ce projet de vision stratégique suivi d’une doctrine technique), tant les acteurs se plaignent d’une absence de cohérence globale voire de stratégie. Confrontés à des services et applications parfois peu interopérables et peu ergonomiques, les acteurs des établissements, et en particulier les cadres, ont du mal à les adopter, mais l’on fait bon gré mal gré. L’engouement pour une solution comme Pronote auprès des chefs d’établissements du second degré aurait dû interroger les responsables, il y a fort longtemps…

L’évolution du cadre numérique et informatique de l’enseignement est en cours. En laissant de côté la pédagogie en lien avec le numérique, la DNE confirme une orientation qui correspond à l’évolution de la DGESCO et de son conseil scientifique. Observant les analyses toujours très négatives des évaluations et comparaisons internationales à de nombreux niveaux, les priorités énoncées avec le précédent ministre sont confirmées. Si certains énoncent des directives pour les enseignants, d’autres pensent à une évolution plus globale d’un système éducatif républicain dont les fondements issus du 18è siècle et de la révolution française ne sont toujours pas réellement atteints. Alors que le numérique continue de transformer société et culture, l’école le situe à la périphérie de ses priorités, en assurant le cadre technique et laisse de côté une grande partie des ambitions pédagogiques. Plus globalement, l’école serait-elle en train d’abandonner les jeunes, les élèves aux sirènes du marché de l’informatique et du numérique portés par une explosion informationnelle et communicationnelle face à laquelle nous sommes tous vulnérables. Et ce ne sont pas malheureusement les Territoires Numériques Educatif, ou encore les socles d’équipement, voir les travaux sur le bâti scolaire qui vont répondre à ces problématiques qui, sur un plan sociologique, sont bien connues : comment sortir de l’élitisme républicain, qu’il soit de droite ou de gauche ? Peut-être faut-il beaucoup plus d’humilité…. et faire réellement travailler les acteurs en commun au lieu de les fragmenter. Les collectivités s’interrogent toujours sur la dimension pédagogique des moyens numériques, et il n’y a pas réellement de réponse, en tout cas pas de la DNE….

A suivre et à débattre
BD

Le retour des grandes peurs, un effet du 3ème millénaire numérique

Tous les éducateurs, enseignants et autres responsables éducatifs devront, si ce n’est déjà fait, faire face à des questionnements à propos du développement du numérique dans le monde scolaire et plus largement dans la société. Dans les années à venir et depuis quelques temps, ces interrogations sont posées dans l’espace public, parfois de façon dispersée, mais aussi parfois avec une certaine violence. Il nous est arrivé parfois d’être presque « agressés » par certains ou certaines personnes qui veulent faire valoir leur point de vue, en particulier dans l’opposition au numérique en général et plus largement au progrès technique. Malheureusement, ces personnes servent d’autant plus mal leurs causes qu’elles poussent souvent au paroxysme les attaques et les arguments qui sont parfois empreints de complotisme, de fausses informations, mélangés avec des questionnements pourtant à travailler. C’est la dérive du passage du principe de précaution à la « grande peur millénariste ».

A l’orée de cette année 2023, le monde numérique continue de se déployer et de progresser dans nos sociétés. Atout majeur d’une compétition planétaire, pour le meilleur comme pour le pire, l’informatique désormais socialisée (fait social total) est tantôt présentée comme la « solution » (solutionnisme technologique), tantôt comme la « catastrophe » à venir (le désastre numérique). Ces discours contrastés méritent d’être analysés et critiqués. Faut-il éduquer nos enfants à ce monde numérique ou leur apprendre la résistance, voire l’abstinence ? La plupart des évolutions techniques génèrent ce genre de polémique et chacun de nous a bien du mal à faire la part des choses.
Le principe de précaution est désormais entré dans l’inconscient collectif, mais de manière contrastée. En effet, si, d’une part, nous sommes prompts à engager cet argument dans nos débats, nous sommes aussi prompts à ignorer voire à dénier l’objet même sur lequel on argumentait précédemment du principe de précaution. Pour le dire autrement, nous exprimons nos craintes sur diverses évolutions en cours, mais nous continuons de vivre sans changer nos comportements vis-à-vis de ces évolutions. Le monde numérique n’échappe pas à cela, comme en témoignent les questions posées à propos de l’impact environnemental de nos utilisations quotidiennes. On peut mesurer l’actualité de ces questions en consultant, entre autres, le site de l’ARCEP (https://www.arcep.fr/nos-sujets/numerique-et-environnement.html) qui propose des documents intéressants pour nous éclairer au moins sur la question environnementale. Le principe de précaution, c’est d’abord se tenir informé de manière suffisamment variée pour tenter de mieux comprendre, plutôt que d’asséner des opinions avant même d’avoir analysé les questions que l’on pose.
Le monde éducatif, comme l’ensemble de la société est face à ces questions que nous proposons de présenter, en guise de mise en bouche pour des débats à venir. Cette liste n’est pas hiérarchique ni exhaustive. Parfois certaines entrées sont proches les unes des autres, parfois elles sont même antagonistes.

1 – Trop d’écrans ? Que penser de 3 – 6 – 9 – 12 ?
Lorsque l’Académie des sciences a permis en 2013 la publication d’un document sur la consommation d’écrans, elle a été rapidement relayée suite aux propos de Serge Tisseron transformés en association. Ces propos tentent de cadrer les usages des écrans selon l’âge et donc la supposée capacité des humains jeunes à faire face. On comprend aisément que cette proposition vise à faire face à une problématique plus large qui concerne l’évolution de la parentalité et donc des actions éducatives intra-familiales

2 – Quels écrans ? Vidéos, Réseaux Sociaux, etc…
La plupart des études et enquêtes abordent les « z’écrans » de manière très partielle et avec des méthodologies critiquables. Ce qui est le moins étudié, parce que le plus difficile à faire, c’est le contenu des écrans et leur usage. Parfois fait de manière un peu superficielle, cette question des utilisations réelles mérite d’être approfondie. Il y a de grandes différences entre lire un article de presse, regarder des vidéos à la chaîne, échanger des messages avec des proches etc… Pour parvenir à y voir clair, il faut pouvoir utiliser des données de traçage précises, et encore parfois faut-il y ajouter une observation directe. Fustiger les écrans sans préciser ce qui en est fait est un problème de fond qui interroge sur les intentions de ceux qui mènent ces enquêtes (comme celle récente qui mettait de côté les smartphones…). D’autant plus que tous les écrans et leur utilisation ne relèvent pas des mêmes implications cognitives.

3 – L’expression de soi et des autres en ligne : extimité ?
On est impressionné de voir à quel point les humains ont besoin d’interagir et aussi souvent de se montrer pour exister. Entre la mégalomanie et l’exhibition, il y a de la place pour des comportements acceptables socialement. Toutefois, on peut s’interroger sur ce que nous mettons en ligne et sur l’intention que nous avons en le faisant. S’il faut aussi prendre en compte les cercles de diffusion de ces messages en lien avec les algorithmes des services en ligne, il est toujours étonnant de voir des personnes mettre en ligne des contenus plus ou moins personnels. Le terme extimité (issu principalement de la psychanalyse) est celui qui représente le mieux cette attitude. Souvent reprochée aux jeunes par les adultes, l’expression de sa vie privée n’est pas qu’une affaire de jeunes mais plus largement celle d’une population. Quelles sont les conséquences de cette extimité pour soi et pour les autres ? L’inquiétude concernant ces comportements a été vive à certaines époques, mais sa généralisation est le signe d’une banalisation qui doit être interrogée.

4 – La parole en ligne : quelle valeur, quelle force ?
Le web permet à chacun de s’exprimer. Cette possibilité est très récente, car le contrôle de la parole publique a été très largement limité avant l’avènement d’Internet. Le droit à la parole est encadré par des lois qui en définissent les limites. L’avènement du web et le relatif anonymat qu’il semble permettre a amené certaines personnes à s’autoriser toutes sortes de propos. Tous les propos sont « à égalité » sur le web. Cependant, certains pays ont choisi de limiter et d’encadrer les prises de parole. C’est ce comportement de certaines autorités qui renvoie au fait que de nombreux dérapages ont lieu dans divers espaces d’expression et en particulier dans les réseaux sociaux numériques. Autour de cette parole « libre », des peurs s’expriment et les éducateurs de toutes sortes sont appelés à y faire face.

5 – La « cyber violence », le cyberharcèlement et autres : une autre parole
Très médiatisée, la cyberviolence incarnée souvent à l’école par les différentes formes de harcèlement fait partie des craintes qui s’expriment de plus en plus fréquemment. Les possibilités offertes par le web semblent servir de chambre d’écho à des pratiques de paroles violentes, de menaces et autres formes de chantage qui s’exercent dans des relations entre des personnes. Le relatif anonymat qui semble possible, mais aussi le fait qu’un effet de meute peut amener les individus à ne pas reconnaître leurs responsabilités sont des moteurs importants de ces comportements. Les relations humaines semblent de plus en plus souvent dépasser les limites d’échanges et de débats tenus dans un climat serein pour glisser vers le conflit ou l’affrontement.

6 – Les ondes, wifi, 4G, 5G.
La difficulté des travaux de recherche sur la nocivité des ondes de toute nature trouve sa traduction dans les controverses qui y sont associées. Les études longitudinales semblent indiquer une très faible nocivité prouvée en regard de ce que certains affirment. Mais, comme pour de nombreux domaines de recherche, la vérité définitive n’existe pas. Seul peut être énoncé « en l’état actuel des connaissances », ce qui évidemment fait le lit d’une approche de la précaution très négative qui énonce, « si l’on ne sait pas à l’avenir, alors il ne faut pas faire aujourd’hui ! ». Dans ce domaine des ondes, il y a d’autres éléments à prendre en compte : les ondes issues du cosmos, les autres ondes issues des activités humaines etc… La complexité de l’analyse impose donc une grande modestie.

7 – La question de la sobriété numérique
Apparue au début des années 2020 dans la sphère médiatique, mais en réalité bien plus ancienne, la sobriété numérique s’est imposée dans l’espace public. Alors que les termes « modération » ou « tempérance » auraient pu être plus précis et adaptés, on a préféré le terme sobriété qui s’est appliqué à de nombreux domaines. Même si l’histoire de ce terme est compliquée, ce qui nous intéresse ici c’est le double langage qu’il permet : on utilise, mais on fait attention. En quelque sorte, c’est une bonne conscience appliquée au principe de précaution. C’est toute l’ambivalence de nos attitudes humaines qui est présente dans ce terme. Plus encore c’est aussi un simple effet de langage et de mode, ce que l’on appelle les « éléments de langage » qu’il convient d’employer en société…

8 – Effet environnemental de la consommation des moyens numériques et informatiques
La question de l’effet environnementale de la vie humaine devrait pourtant se poser autrement que dans la division entre l’humain et la nature, car l’humain est un élément de la nature, mais avec cette particularité qu’il est en situation de domination par rapport à toutes les autres formes de vie sur terre. Il convient dès lors de chercher à savoir dans quelle mesure une « invention technique » transforme l’ensemble du monde naturel et bien sûr l’humain lui-même. L’informatique et les moyens numériques s’inscrivent dans la continuité de ces questions de cette relation difficile. La rapide généralisation de l’informatique et la massification numérique ont apporté des transformations multiples. L’étude de l’impact de ces transformations ne peut se limiter à la fameuse empreinte carbone qui n’en est qu’une partie. Si nous considérons que nous ne sommes qu’un élément de l’environnement, alors il faut aussi prendre en compte les effets sociaux, économiques, psychologiques…. (voir annexe)

9 – Déshumanisation par remplacement par des robots
Depuis « les temps modernes » de charlot jusqu’aux robots humanoïdes qui nous sont proposés actuellement, il y a une idée fondamentale qui est celle du « remplacement » de l’humain par la machine. Certains ont déjà prédit cela pour les tâches physiques répétitives, désormais c’est aussi le cas pour les tâches plus intellectuelles. Ce qui est sous-jacent à ces évolutions, c’est une forme de déshumanisation, c’est-à-dire que la relation à la machine pourrait être première par rapport à la relation entre humains. Cette peur n’est certes pas nouvelle, mais elle va tendre à s’amplifier avec l’évolution des savoirs techniques dans ce domaine. La robotique peut aussi bien se concevoir au service de l’humain que contre lui. Le test de Turing fait, en cette fin d’année 2022 l’objet d’attention renouvelée du fait de l’apparition d’automates conversationnels de plus en plus puissants. Ai-je affaire à un humain ou non ? Nombre d’activités sont interrogées par ces évolutions liées à l’automatisation et la robotisation des activités.

10 – Déploiement de l’Intelligence artificielle.
Le retour de l’intelligence artificielle dans l’espace publi et médiatique s’accompagne des mêmes débats que plus largement les technologies. Cependant, la particularité est cette « boîte noire » symbolisée en particulier par le deep learning. Le déplacement vient du fait que l’algorithme de ce deep learning génère une forme de raisonnement (et de comportement) non prévisible par le programmeur. C’est ce qui accentue le côté magique mais aussi les craintes qui s’expriment. Tâches complexes comme la traduction, la reconnaissance optique, etc… viennent s’ajouter à la panoplie portée par l’Intelligence Artificielle et enrichir l’imaginaire machinique des humains : je ne comprends pas la machine, elle me fait peur.

11 – Productivité humaine et pénibilité numérique
Le progrès technique s’est accompagné, du fait en particulier de l’industrialisation, d’une augmentation de la productivité humaine en permettant d’alléger l’humain de certaines tâches en les remplaçant par des machines. Ainsi, la pénibilité de certains métiers s’est trouvé transformée grâce ou à cause de l’évolution des techniques. D’une part, certaines tâches pénibles ont pu disparaître ou s’amoindrir, et, d’autre part, certaines tâches fondées sur les moyens numériques ont révélé de nouvelles pénibilités : travail devant des ordinateurs, accélération des processus et des tâches, etc… On a pu parler des problèmes visuels, mais aussi musculaires, attentionnels, etc…. qui sont autant de perturbateurs des activités traditionnelles de l’humain. L’utilisation intensive des moyens numériques touche aussi bien la sphère professionnelle que la sphère privée et sociale. Transformations multiples aux conséquences parfois imprévues, comme ce que l’on a commencé à entrevoir lors de la crise sanitaire.

12 – Tracking et surveillance des personnes
La crainte d’être surveillé n’est pas non plus nouvelle, les archives de certains services secrets en sont la preuve avant même que la NSA américaine ne soit mise en question. La Commission Informatique et Liberté (CNIL) a, dès 1978 été créée pour justement envisager la relation entre les humains et les technologies de l’information et de la communication. La loi de 1978 dans son article premier exprime ainsi l’objet : « L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques.  » Depuis cette loi a été modifiée enrichie, encore récemment en lien avec le RGPD européen et il est probable que des réajustements auront lieu en fonction des jurisprudences qui seront effectuée. Ainsi en est-il de la vidéo-surveillance qui est souvent contestée mais qui semble être largement utilisée dans certains pays. Plus finement, la surveillance invisible, par des moyens informatiques se généralise pourtant (cookies et autres logiciels de traçage) et la peur de cette nouvelle forme de surveillance ne peut être négligée.

En forme de conclusion
On pourrait, à l’issue d’une telle liste, mettre en place un mouvement anti numérique. De telles initiatives existent déjà, mais on le constate, elles sont souvent marginales. Leur rôle est d’abord celui d’alerter face à un monde qui s’est totalement numérisé au cours des cinquante dernières années, qu’on soit d’accord ou pas, c’est un fait. La dynamique enclenchée au cours des années 1960 reste toujours très puissante. Les discours politiques sur la place du numérique dans les années à venir ne laissent actuellement aucun doute : oui on parle de sobriété, mais on continue… à développer le numérique dans toutes les directions.
L’éducation a bien sûr un rôle à jouer ici. Il faut reprendre les travaux de recherche qui vont de Leroi-Gourhan à Gilbert Simondon, de Jacques Ellul à Bruno Latour, d’Hartmut Rosa à Dominique Boullier, qui sont, entre autres, parmi ceux qui ont su mettre des mots sur ces évolutions. Toutefois au quotidien, les enseignants, les éducateurs et les adultes ont d’abord à commencer par analyser leurs propres « manière de faire » avant d’aller vers une analyse sérieuse de ce qui est en train de se passer et surtout avant de travailler ces points avec les jeunes qui construisent demain. L’observation des conduites sociales au sortir des grandes périodes de confinement est suffisamment révélatrice de nos ambivalences…

A suivre et à débattre,

BD

En annexe, nous vous proposons cette réflexion sur les bilans carbones, comme exemple d’un questionnement qui révèle notre ambivalence et nos limites humaines :
« Les intérêts et les limites d’un Bilan Carbone® Patrimoine et Services pour une Ville : Le cas de la Ville de Troyes » (Mémoire présenté 2011 par Laura DUREUIL Pour l’obtention du Master II Conseil en Management, Organisation et Stratégie Mention Organisation et Stratégie) : « Des enquêtes d’opinion menées par l’ADEME et par l’institut de sondage IPSOS ont montré que les français ont conscience des enjeux du phénomène, que leurs connaissances en matière d’économies d’énergie augmentent, mais que le sujet reste très contrasté, que les préoccupations en faveur de l’environnement diminuent même si leur niveau reste encourageant, et que la communication a des effets néfastes sur les opinions et donc sur les comportements de la population. » (p.52).

Pour une nouvelle année 2023 à construire